Mars

Création 2007

D’après Fritz Zorn

Traduction de Gilberte Lambrichs / Éditée par Gallimard en 1979

Adaptation, Mise en scène et Interprète : Stefan Delon
Assistanat à la mise en scène et garde-fou : Mathias Beyler
Choix d’environnement sonore : Stefan Delon & Mathias Beyler
Création lumière : Martine André

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/ / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / QUATRIÈME DE COUVERTURE

Fils d’une famille patricienne de Zurich, celui qui a écrit ce livre sous un pseudonyme fut ce qu’on appelle un enfant bien élevé. Dans la somptueuse villa, au bord du lac, régnait l’entente parfaite. Un certain ennui aussi, qui tient à la bienséance. Non sans humour, Zorn nous décrit les petits travers de ses parents.
Humour ? Le mot est faible. Disons plutôt une noire ironie, celle du jeune homme qui, découvrant qu’il est atteint du cancer, pense aussitôt : naturellement. Ce livre n’est pas une autobiographie.C’est une recherche, une analyse des causes de la maladie, entreprise, avec l’énergie du désespoir, par un condamné qui n’a pas voulu mourir sans savoir pourquoi. Prisonnier de sa famille, prisonnier de son milieu, prisonnier de lui-même car il était, en tout, sage et raisonnable, Fritz Zorn présentait aux yeux du monde et, ce qui est bien plus grave, à ses propres yeux, l’image d’un jeune homme sociable, spirituel, sans problèmes.

Le jour où cette façade a craqué, il était trop tard.

Trop tard pour vaincre le mal mais non pas pour écrire ce récit qui est non seulement bouleversant mais intéressant au plus haut degré : jamais les contraintes et les tabous qui pèsent, aujourd’hui encore, sur les esprits soi-disant libres, n’ont été analysés avec une telle pénétration ; jamais la fragilité de la personne, le rapport, toujours précaire et menacé, entre le corps et l’âme, qu’escamote souvent l’usage commode du terme «psychosomatique», n’a été décrit avec une telle lucidité, dans une écriture volontairement neutre, par celui qui constate ici, très simplement, qu’il a été « éduqué à mort ».
Il avait trente-deux ans.

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/ / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / PETIT PROJET PRÉTENTIEUX

Comme beaucoup de comédiens, j’ai appris mon métier dans une école puis avec mes pairs, sur le plateau des théâtres.

On m’y a appris le jeu d’acteur, c’est-à-dire la mise en forme des émotions, des situations et des idées en vue de les montrer à des spectateurs ; on m’y a appris des techniques de mise en forme en prenant soin de me prévenir qu’elles ne remplaçaient en rien le talent (1). J’ai eu la certitude d’être fait pour le théâtre, en particulier le jeu d’acteur, dès mon plus jeune âge ; d’en avoir l’aptitude. Les faits m’ont montré que j’avais raison sans que j’aie jamais su pourquoi. J’ai dû me contenter des leitmotiv habituels « sait-on pourquoi nous naissons hommes ou femmes ? blancs ou noirs ? etc. ; et pour quelle raison ? ».

On m’a appris également qu’il s’agit d’un travail d’équipe : l’auteur, le metteur en scène, le scénographe, le compositeur, l’éclairagiste, les constructeurs, les machinistes et les régisseurs ; mais également les ouvreurs et le personnel d’accueil, le personnel administratif en général ; le lieu de la représentation (le théâtre lui-même et la scène) ; tous sont responsables du regard du spectateur sur le spectacle : donc, sur moi. Mon travail artistique est ainsi fondé sur ces deux principes : le talent (l’expression même du moi) et le travail d’équipe (le rapport aux autres) ; lesquels se posent radicalement en face du regard des spectateurs.

Cette trinité (moi / les autres agissants / les autres regardants) s’est imposée avec une telle acuité que le souvenir de la lecture de Mars (lu il y a une dizaine d’années) a jailli, irréfragable. En effet, quel meilleur endroit pour expérimenter cet égocentrisme que le laboratoire d’un vivisecteur du moi.
Car c’est bien ce qui m’avait bouleversé d’abord et avant tout dans ce récit (que Zorn appelle « un essai ») : la stupéfiante acuité avec laquelle, de son vivant, dans la certitude absolue de sa mort (certitude bien différente que la tiède connaissance empirique que tout être organique, un jour, meurt), cet homme tranquille et en colère dissèque, méthodiquement, sa vie.

J’ai renoncé au mensonge de la représentation (2).

(1) talent n. m. (« état d’esprit » 980; lat. talentum, gr. talanton « plateau de balance »)
* (XVIIe) Don, aptitude.
• (Vieilli) Disposition naturelle ou acquise « pour réussir en quelque chose » (Furetière)
(2) représentation n. f. (1250; lat. repræsentatio, de repræsentare)
* Action de mettre devant les yeux ou devant l’esprit de qqn.
• Le fait de représenter une pièce au public, en la jouant sur la scène.
• OEuvre littéraire ou plastique qui représente quelque chose.
• Action de représenter (la réalité extérieure) dans les arts plastiques.

« Je trouve que quiconque a été toute sa vie gentil et sage ne mérite rien d’autre que d’avoir un cancer. »

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/ / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / QU’EST-CE QU’UNE ADAPTATION (3) ?

Biologiquement, la survie passe par l’adaptation.
Je ne pourrai pas faire l’impasse sur l’aspect « littéraire » de ce travail, pourtant c’est sous l’angle biologique que je l’aborderai.
Je ne trahirai pas Zorn en disant que son cancer est l’expression de son rapport au monde, ou plus précisément, l’expression du rapport de son corps à son âme.
Le sédatif qu’il a posé sur sa conscience (cette « politesse » / « gentillesse » / « comme il faut ») a forcé son corps à le rappeler au monde avec d’autant plus de violence que le sédatif était puissant.Le résultat est littéralement révolutionnaire : sa mort deviendra « le déclin de l’Occident ».Mon adaptation suivra cette voie : trouver ma place à l’intérieur de cet « essai » afin qu’il m’appartienne totalement, que je le contamine comme il m’a contaminé. Un point de départ : à l’instar de tous ceux qui ont aimé – peut-on l’aimer ? – ce récit, mon impression de proximité avec l’auteur a été bouleversante.
Je n’ai pas vécu au bord de la « Rive dorée » du lac de Zurich, je ne suis pas issu d’un milieu aisé ou favorisé (une mère institutrice et un père chauffeur de taxi) et pourtant, dès la première lecture il y a dix ans, le coeur de cette oeuvre a été le mien et je ne rêve depuis que d’une chose : le montrer.Il y a, dans la phrase qui précède, une ambiguïté syntaxique qui n’aura pas échappé au lecteur : une éventuelle faute d’accord du pronom le dans le syntagme le montrer. En effet, montrer le coeur d’une oeuvre contient son propre sens artistique et je pourrais m’en contenter.
Or, s’il est une voie que Fritz Zorn a tracée, c’est celle de la vérité, opposée au mensonge ; du regard vrai, platonicien, que les ombres de la caverne ne satisfont pas.
Il y a le risque, bien sûr, de se brûler à trop contempler la lumière mais le danger de cette cécité n’est rien comparée à l’aveuglement obtus provoqué par les chimères.

Zorn expose son coeur, je l’exposerai.

NOTA BENE :

FRITZ est le prénom habituel des guerriers des légendes germaniques.
ZORN c’est la colère en allemand.
MARS est le dieu romain de la guerre.

(3) Adaptation n. f. (1501; lat. médiév. Adaptatio)
* (1866; angl. adaptation) Biol., écol. Résultat des modifications morphologiques et physiologiques généti- quement fixées, permettant la survie d’une espèce dans un habitat modifié.

« Je suis le déclin de l’Occident. »

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/ / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / RÉVOLUTIONNAIRE

Il s’agit là non pas d’un écrit révolutionnaire (il y en a tant) mais d’une posture radicale philosophique, laquelle, stricto sensu, se pose en acte de révolution.En effet, le rapport au monde de Zorn est contaminateur. Il se place comme une victime expiatoire du monde dont la souffrance a nécessairement pour objet la révolution. De laquelle il s’agit, il ne le dit pas mais je la devine éclatante et, pour le citer, « démonique ».

Cette existence, qu’il nous représente comme une immondice qui nous embarrasse, peut peser sur le monde, voire même le détruire. Son cancer n’est que le fruit de ce que lui a infligé le monde, ou, plus exactement, son monde qu’il qualifie de « familial », « bourgeois », « chrétien », « tranquille », « comme il faut 4» ; lui-même est le produit de cet état du monde où le corps et l’âme sont à ce point dissociés qu’il ne se rencontrent plus.
Que Zorn ait eu un cancer n’a rien d’étonnant car le cancer est une réaction du corps et peut être vu comme une protestation contre des conditions objectives qui rendent la vie invivable ; un signal de mort que l’organisme déjà diminué se donne à lui-même en développant pour soi (et finalement contre soi) un accroissement (cellulaire) compensateur…

Il faut bien comprendre que les raisons du cancer sont toujours, à l’heure actuelles, inconnues ; affirmer qu’il s’agit d’une réaction permet à Zorn de donner une sens à cette mort non souhaitée : « je serai mort, et j’aurai su pourquoi ». A ses yeux, sa mort en tant que telle doit faire ressortir ce que cette société a de mortel, de la rendre compréhensible et irréfutable.
De l’enveloppe de son corps, il construit une métaphore du monde, dont il serait, lui-même, le lymphome ou la métastase « vengeur » : « Toutes les sottises de la société se vengent tôt ou tard.

Dans la Chine ancienne, toutes les femmes avaient les pieds atrophies. Chacune d’elles a boité et enduré des souffrances ; mais ces milliers de pieds impériaux atrophiés ont fait qu’il y a eu la révolution et qu’avec elle les pieds atrophiés ont disparu et l’empereur avec eux.

[…]

Je crois qu’à partir d’un certain nombre de pieds ou d’âmes atrophiées, arrive toujours la révolution. Je crois qu’on n’a pas tellement besoin d’être pour la révolution ; il suffit qu’on ne soit pas contre elle car, de toutes façons, la révolution se produit d’elle-même et elle se produit toujours.
De même que tous ces millions de pieds chinois atrophiés ont représenté chacun un rouage dans le mécanisme de la Révolution chinoise, de même mon histoire est aussi un rouage dans le mécanisme du bouleversement de la société bourgeoise. Moi-même je ne suis qu’un tout petit rouage, mais justement un petit rouage typique ; cependant, une quantité déterminée de rouages petits et typiques pris ensemble n’est plus seulement un tas de rouages, c’est une machine, en l’occurrence une machine qui effectue quelque chose. Ou, en termes médico-sociologiques : tout organisme est aussi fort que le plus faible de ses membres.Chez moi, les cellules lymphatiques malignement dégradées ont attiré mon attention sur ce qui est malade dans l’ensemble de mon organisme, corps et âme ; au sein de ma société, je suis moi-même la cellule malignement malade qui contamine l’organisme social. Le danger, pour l’ensemble de l’organisme, de cette cellule atteinte doit être reconnu et cette cellule malade doit être guérie ; sinon l’organisme en mourra. Vu sous l’angle sociologique, je suis la cellule cancéreuse de ma société et, de même que la première cellule maligne en moi a une origine psychosomatique, ce qu’on peut définir en un certain sens comme « arrivé par sa propre faute », de même, en tant que représentant de la maladie de ma société, je dois pour ce qui est de l’âme être inscrit au passif de cette société.C’est pourquoi cette formule qui semble quelque peu affectée passe du simple bon mot à l’expression de la réalité concrète : je suis le déclin de l’Occident. Je ne suis naturellement pas tout le déclin de l’Occident, et il n’y a pas que moi qui sois le déclin de l’Occident, mais je suis une molécule de la masse où le déclin de l’Occident se développe.Je représente l’un des nombreux éléments nécessaires pour que le mécanisme de la révolution soit mis en branle. Je ne suis qu’un numéro de la révolution. Dans le catalogue de la révolution je suis le numéro 5743, qui a été nécessaire pour qu’il puisse y avoir aussi un numéro 5742 et un numéro 5744 ; mais c’en est fait de mon bonheur personnel. Voilà ma souffrance : ma vie aussi a une fonction pour la collectivité, et c’est satisfaisant pour l’esprit, mais en même temps le coeur est affamé et crie. »

(4)Dans son « essai », Zorn utilise cette expression à maintes reprises et en français dans le texte (allemand).

«… Le Diable est lâché, et j’approuve que Satan soit lâché. Je n’ai pas encore vaincu ce que je combats ; mais je ne suis pas encore vaincu non plus et, ce qui est le plus important, je n’ai pas encore capitulé. Je me déclare en état de guerre totale. »

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/ / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / / LA NÉCESSITÉ QUE DIEU MEURE

« J’en viens ainsi à un thème qui me paraît significatif dans le cadre de cet essai, le thème de la haine de Dieu et de la nécessité que Dieu meure. » La rage que déploie Zorn à lutter contre l’idée de Dieu va de pair avec son idée de révolution.
Dieu n’existe pas mais nous n’avons pas le choix de son existence quand tonne le glas du sens face à la misère et au malheur : « J’ai déjà indiqué que, même si l’on part de l’hypothèse que Dieu n’existe pas, on devrait positivement l’inventer rien que pour lui casser la gueule.
Je crois que l’âme tourmentée ressent la nécessité de l’existence de Dieu. Il est l’adresse à laquelle on doit dire qu’on a été affamé, nu et triste, et qu’on n’a pas été nourri et vêtu et consolé. » Pour Zorn, son monde (c’est-à-dire Dieu, mais un Dieu local, « régional ») est ce Tout créateur du social et du « comme il faut » ; Il est la Rive Dorée du lac de Zürich, l’harmonie familiale, le refus du conflit, la tranquillité (les indicateurs de l’empêchement à vivre), ce dont il faut s’extraire pour ne pas non-vivre, pour ne pas être mort-vivant. Cette posture nous exhorte à ouvrir des yeux plus grands (ou plus acérés) sur notre monde, à en débusquer la lénifiante inertie des rapports sociaux et sociétaux afin de s’extirper de cette création de Dieu et (enfin !) la regarder.Mais, si l’on choisit de se sortir du « monde de Dieu », où va-t-on ? La réponse va de soi : en enfer. « l’enfer, comme on sait, est un lieu éminemment désagréable, mais cela vaut la peine d’être en enfer, car l’enfer, c’est là où Dieu n’est pas.
Les Romantiques ont même dépeint Satan 5 comme le prototype du révolutionnaire. Satan est le rebelle qui va jusqu’à préférer être en enfer de son plein gré plutôt que de devoir supporter plus longtemps la vue du monstre Dieu. A cet égard je puis même m’identifier à Satan car j’ai voulu ma maladie ; j’ai voulu « être précipité dans les abîmes de ténèbres » pour être ailleurs que dans le monde dépressif où j’ai demeuré les trente premières années de ma vie. J’ai vécu pendant trente ans dans un monde qui n’était pas l’enfer à vrai dire, mais, qui était « tranquille » – et cela, c’était encore bien pire. Maintenant je suis en enfer mais au moins je n’y ai pas « ma tranquillité ». »Faut-il donc en conclure que Dieu est le mal absolu ? « Cette déduction semble en grande partie justifiée, mais elle me déplaît non pas à cause du mot « mal », mais à cause du mot « absolu ». C’est pourquoi je poserais en hypothèse la phrase suivante : Dieu est le mal, mais pas le mal absolu. Ou, sous une forme plus concrète : le monde est mauvais (le mal), mais on peut encore l’améliorer (le mal non absolu). »

(5) Zorn emploie le terme « Satan » selon l’acception suivante : l’adversaire ; « Satan », de l’hébreu et du grec satanãs, ne doit pas personnaliser le Mal puisque ce vocable ne signifie pas « le mal » mais bien plutôt : « l’ennemi », « l’adversaire », « l’accusateur ». Le mot « adversaire » est d’ailleurs à maintes reprises employé dans la Bible pour désigner Satan.

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Spectacle créé au Treize Vents Centre Dramatique National de Montpellier.
Avec le soutien du Théâtre Sorano (Toulouse)

De nombreux regards extérieurs:
dont le public présent aux répétitions / ainsi que les équipes des théâtres accueillant les répétitions… / Ma façon de mettre en oeuvre, encore et toujours, la mécanique théâtrale…

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